CHAPITRE XI
J’appelle Saurat à bord du patrouilleur.
— Branche les détecteurs, l’antenne est prête à fonctionner. Ensuite, envoie-moi Gordil. Nous venons de faire une découverte surprenante !
Quelques secondes pour bien marquer le suspense, puis j’ajoute :
— Une vallée qui paraît protégée par des défenses artificielles.
— Quoi ?
— Ça paraît inimaginable et pourtant. Il faut que j’aille me rendre compte.
— Prenez le robot de combat alors. C’est plus prudent.
— Non, pas de robot car l’énergie qu’il dégage pourrait nous faire repérer par Déonard. Si c’est ce que je crois, nous ne risquons absolument rien.
Ce que je crois ! J’ose à peine m’avouer à quoi je pense…, ça me paraît invraisemblable. Impossible. Seulement, les pieux sont là. Car ces énormes perches de bambou sont des pieux et ils paraissent avoir été taillés par des hommes.
C’est à cette conclusion que Saurat aboutit également.
— Vous ne croyez tout de même pas…
— Si… et nos fulgurants, nos pistolets thermiques et nos tubes de désintégration doivent nous suffire.
— Car, à votre avis, il s’agit de primitifs ?
— J’en suis persuadé. Que Gordil apporte toutes les armes dont nous pourrions avoir besoin.
— Entendu.
De nouveau, je braque mes jumelles en direction de la vallée et Suana murmure :
— Ces perches ont été plantées là pour empêcher les badraks et les méduses volantes d’atteindre le sol. Aucun de ces grands oiseaux ne pourrait passer à travers leur enchevêtrement sans s’empaler.
Je confirme :
— Nous sommes à peu près à deux mille mètres d’altitude et les formidables monstres de la plaine ne peuvent certainement pas monter jusqu’ici. Les habitants de la vallée, quels qu’ils soient, n’ont à craindre que des attaques venant du ciel.
— Nous pouvons également penser que de vallée en vallée vers les hauts sommets, la faune et la flore doivent avoir tendance à se stabiliser vers la normale. Le tout est de savoir à quel genre d’êtres nous allons avoir affaire.
— Compte tenu de leur système de défense, ils sont dotés d’un minimum d’intelligence.
— Des sauvages…, ou même de grands singes.
Voilà Gordil ! Avec les armes que j’ai demandées. Il me remet un tube désintégrateur puis il donne un fulgurant de combat à Suana. Pour lui, il garde un fusil thermique. Tous les trois, à nos ceintures, nous avons également des grenades enveloppantes.
— En route !
Nous nous hissons sur le haut de la falaise dominée sur notre gauche par les pentes d’un sommet dont la pointe est invisible au milieu des nuages.
— Surveillez toujours attentivement le ciel, les badraks peuvent déboucher de ces nuages…
Je prends la tête pour descendre vers la vallée aux perches taillées. Nous y pénétrons par un étroit goulet après lequel nous trouvons tout de suite de la végétation.
Quelques sapins bas, espacés les uns des autres au milieu d’une prairie dont l’herbe est haute, grasse et semée d’une multitude de petites fleurs bleues et jaunes.
Cette première prairie n’est pas protégée par les perches de bambou dont la première rangée se trouve trois cents mètres plus bas environ.
Arrêt ! A l’abri d’un sapin, je braque mes jumelles… Maintenant, il n’y a plus de doute à avoir. La pointe de ces bambous a été durcie au feu.
— Ce ne sont pas des singes qui ont établi cette protection.
C’est à des hommes que nous allons être confrontés car, dans toute l’histoire de l’univers, il n’a jamais été question de l’utilisation du feu par une intelligence qui ne soit pas humaine.
— Cette vallée peut abriter au maximum quelques milliers d’individus, mais je doute qu’ils soient aussi nombreux. Il doit s’agir d’une toute petite communauté.
— Probablement, répond Suana, mais il doit y en avoir dans plusieurs vallées.
— Formant des espèces de tribus.
— Qui se font probablement une guerre acharnée et dont l’unité de base doit être une famille. Un homme, ses femmes et ses enfants ; ses enfants de plus en plus nombreux dont il chasse régulièrement les mâles avant qu’ils puissent contester son autorité.
— Le processus habituel des tribus primitives.
Bizarre, mais je n’y crois pas. Pour moi, nous allons tomber sur un maillon inattendu, le maillon que n’ont jamais connu nos anthropologues.
Nous nous remettons en route. Prudemment, en jetant régulièrement des coups d’œil vers le ciel. Pour le moment, il est vide. Pas un seul des grands rapaces qui hantent la planète n’y vole.
Par contre, dans l’herbe, nous débusquons des lièvres, sensiblement plus gros que ceux de terre O, mais sans rien de démesuré. Un sanglier maintenant.
Il grogne et secoue plusieurs fois son groin d’une façon menaçante dans notre direction. Je le chatouille avec le fluide de mon fulgurant réglé sur sa plus faible intensité pour qu’il ne paralyse pas.
Le sanglier a une sorte d’hésitation, puis il prend brusquement la fuite en grognant.
— Bien ce que je pensais. C’est en altitude que la vie a commencé à se normaliser. Petit à petit, ce qui descendra de la montagne finira par reconquérir la plaine. Ça durera peut-être mille ans ou plus, mais la nature a l’éternité devant elle.
Un prodigieux aller et retour. La vie prend naissance au fond de l’océan, se répand partout sur la planète, goûte au gigantisme, puis s’harmonise sur les hauteurs et le flux redescend comme un mouvement de marée.
— Des badraks.
Gordil nous avertit. Tout un vol de ces monstrueux oiseaux-tortues obscurcit le ciel, mais nous avons atteint la première ligne des perches de protection et nous y trouvons un refuge.
Les badraks chargent. Ils fondent sur nous à la manière des aigles, mais dès qu’ils s’aperçoivent que nous nous sommes mis sous la protection des bambous, ils amorcent un mouvement qui leur permet d’y échapper.
Suana a braqué son fulgurant de combat et elle prend de plein fouet trois des monstres qui s’abattent sur le sol, brusquement figés comme des blocs de glace.
Nous ne nous sommes servi ni de nos armes thermiques, ni de nos désintégrateurs pour ne pas abîmer les bambous, car il s’agit vraiment de bambou. Une espèce que je ne connais pas, d’un jaune canari.
Le vol de badraks a repris de la hauteur et tourne dans le ciel très loin au-dessus de nos têtes.
— Ils connaissent les bambous et les craignent. Rezy m’a déjà signalé, lorsque nous l’avons délivrée, qu’ils étaient dotés d’intelligence. Il paraît qu’ils possèdent même un langage.
Les bambous sont disposés à environ un mètre cinquante les uns des autres. Un mètre cinquante, ça condamne irrémédiablement les badraks et, à plus forte raison, les méduses volantes.
Je le fais remarquer et Saurait grogne :
— A condition que ces bambous soient d’une extraordinaire solidité.
— Ils doivent l’être.
Seulement, il n’y en a pas partout de ces bambous. Ils forment des bouquets d’une centaine environ et, entre eux, s’étendent des prairies et, plus bas, de véritables champs cultivés.
Des prairies pour des troupeaux qui se réfugient à l’abri des perches dès qu’une menace se précise dans le ciel.
Certains de ces prés ont l’herbe rase et, soudain, nous apercevons le premier troupeau. Des bovidés, mi-taureau, mi-bison. Un peu plus gros que ceux de Terre O, mais sans exagération comme les lièvres que nous avons déjà débusqués.
Brusquement, nous nous arrêtons, car, pour garder ce troupeau, il y a un homme. Un homme nu ou presque. Autour des reins, il porte juste un court caleçon.
C’est un géant. Par rapport à nous, en tout cas. Deux mètres vingt au moins et il est athlétiquement bâti, de peau blanche, ses cheveux noirs tombent en désordre sur ses épaules.
Dans sa main droite, il tient un long javelot et dans la gauche un tube d’environ un mètre de long à une extrémité duquel il a planté une courte flèche.
Une sarbacane !
— Suana, gardez votre fulgurant braqué, mais ne vous en servez qu’à la toute dernière extrémité. Je vais essayer d’entrer en contact avec cet homme. Ne bougez que s’il se montre menaçant.
— Entendu.
— Saurat, surveille les alentours. Il n’est peut-être pas seul dans le coin.
Après avoir respiré profondément, car je vais prendre un banco terrible, j’accroche ostensiblement mon tube désintégrateur à ma ceinture, puis j’avance d’un pas, le bras droit levé et la main ouverte dans un signe de paix.
L’homme n’a pas peur, mais il reste sur ses gardes. Dans la ceinture de son caleçon, il y a un couteau. Il me laisse avancer. Son visage reflète une intense curiosité et son regard accroche le mien un peu comme s’il en prenait possession.
A trois pas de lui, je m’arrête puis, d’un geste lent, je prends le poignard de combat qui se trouve dans l’étui de mon ceinturon et je le lui présente, en le tenant par la lame.
L’homme fronce imperceptiblement les sourcils et son regard se fait plus incisif. Il a une grande pureté de traits qui me surprend. On dirait un visage de civilisé et c’est invraisemblable…, si sa race est originaire de Kalium.
Et je me demande comment il pourrait en être autrement ? Il est impossible que ces hommes soient venus d’ailleurs à l’insu des Wolnars sur une planète qui se trouve à peu près au centre de leur Confédération.
— C’est pour vous !
Le son de ma voix lui fait hocher la tête et il me répond. Quelques syllabes que je ne comprends pas, mais qu’il accompagne d’un large sourire.
Lui aussi, après avoir planté son javelot dans le sol, décroche le couteau de sa ceinture et il me le tend dans un geste identique au mien.
J’avance encore de deux pas et, de ma main libre, je saisis le manche de bois de son couteau. Il me l’abandonne avant de prendre précipitamment le mien.
Son couteau a une lame de près de cinq centimètres de large et elle est aiguisée comme celle d’un rasoir. Lui, ce qui le surprend le plus, c’est la pointe de mon poignard, la minceur de sa lame qui lui paraît pourtant aussi solide que la sienne. Aussi solide, sinon plus.
Derrière moi, Gordil hurle :
— Capitaine !
Instinctivement, je relève la tête. Un oiseau géant fonce sur nous. Ce n’est pas un badrak, ni une méduse, mais un gigantesque vautour noir d’au moins cinq mètres d’envergure.
Le visage de l’homme reflète une subite panique. On sent qu’il s’est laissé surprendre et que ça l’affole. Néanmoins, il a empoigné son javelot et s’apprête à supporter le choc de la bête. Je le devance en dégainant mon pistolet thermique dont le jet enflamme le vautour dont le vol se déséquilibre.
Le troupeau de taureaux-bisons est allé se réfugier au milieu des bambous. A terre, le vautour pousse de véritables hurlements et tente vainement de reprendre son vol.
Il n’en est plus capable, mais, en se débattant, il reste, dangereux et l’homme le cloue définitivement au sol avec sa lame avant de se mettre à rire en désignant mon pistolet.
De la main, je touche la poitrine de Suana et j’articule en détachant les syllabes :
— Su a na.
Puis, celle de Gordil :
— Gordil.
Enfin, la mienne :
— Starel.
Il a compris, hoche la tête et répète en nous désignant :
— Suana… Gordil… Starel…
Le son de sa voix est légèrement chantant. Finalement, il touche sa propre poitrine et déclare avec une certaine emphase :
— Ary.
— En tout cas, il n’a pas peur de nous, remarque Suana. Il n’a jamais manifesté la moindre crainte.
— Ni de méfiance. En un sens, c’est assez surprenant…, et anormal.
— Il nous fait confiance d’instinct parce que nous lui ressemblons.
— Ouais ! Il ne sait pas encore que, le plus souvent, l’homme est un loup pour l’homme.
— Il faut un commencement à tout.
— Tout de même, je me demande s’il acceptera de nous suivre jusqu’au patrouilleur. Je n’aimerais pas devoir employer la force avec lui.
— D’autant plus que ça pourrait être dangereux.
Il y a une certaine ironie voilée d’anxiété dans la voix de la jeune femme. Je me retourne.
— Que voulez-vous dire ?
— Regardez autour de nous.
D’abord, je ne vois rien, puis je distingue au milieu des hautes herbes des têtes curieuses à côté desquelles émergent des sarbacanes.
— Nous sommes encerclés.
Je jure entre mes dents. Je me suis laissé manœuvrer comme un aspirant à son premier commandement, à cause de ce qu’il y a de prodigieux dans la rencontre que nous venons de faire.
Prenant un air offensé, je désigne à Ary tous les hommes qui nous entourent. Il sourit, puis se met à parler, dans sa langue. Immédiatement, tous les indigènes qui nous entourent se dressent.
Des hommes, mais aussi des femmes. Les hommes aussi grands qu’Ary. Les femmes, un peu plus petites. Les hommes sont vêtus de courts caleçons également et les femmes de pagnes.
Les hommes tiennent à la main chacun une lance et une sarbacane, par contre, les femmes ont les mains vides. Elles sont très belles. Sculpturales, blondes ou brunes.
Ils s’approchent tous et c’est assez inquiétant. J’alerte Suana et Gordil.
— Tenez-vous prêt à décrocher. En cas de danger, nous nous servirons de nos compensateurs de gravité.
Je ne sais pas si Ary comprend mon inquiétude, mais il parle de nouveau et, cessant de nous encercler, les siens se massent tous derrière lui.
— Ary ?
Il relève la tête et me fixe d’un air interrogateur. Comment lui faire comprendre ce que je désire ? Difficile par gestes. Il faut pourtant et j’appelle Gordil.
— Ne t’inquiète pas. Je vais te laisser avec eux pour emmener Ary jusqu’au patrouilleur.
Ça ne plaît pas au colosse, mais il ne discute pas et je le pousse en avant, puis je désigne le haut de la vallée et le goulet rocheux qui conduit à la falaise.
Ary fronce les sourcils. On dirait qu’il comprend exactement ce que je veux, mais qu’il hésite. Je touche sa poitrine et la mienne en essayant de lui montrer que je voudrais qu’il me suive.
Il met quelques secondes avant de répondre, puis il acquiesce en souriant. Je crois que ce sourire est sa principale caractéristique.
Au moment où nous nous mettons en route avec Ary, les hommes de la vallée emmènent Gordil. Gordil qui leur est sans doute plus proche que Suana et moi à cause de sa grande taille.
Pour lui, ça doit être la première fois qu’il se sent plus petit que les autres et je me demande quel effet ça lui fait. A plusieurs reprises, je l’ai vu sourire à une des femmes et j’espère que ça ne nous apportera pas de complications.
Ary a glissé mon couteau dans la ceinture de son caleçon et il ne commence à manifester de l’appréhension qu’au moment où nous abandonnons l’abri des bambous pour traverser la prairie découverte qui conduit au goulet.
Une certaine appréhension, mais pas de la peur. Il guette simplement le ciel presque continuellement. Le ciel heureusement vide. Pour le moment, nous n’y apercevons pas le moindre vautour.
Par contre, sur notre chemin, nous trouvons les trois badraks que Suana a paralysés au fulgurant. Ary sursaute en les apercevant et, visiblement, il ne comprend pas ce qui leur est arrivé, puis il me regarde et son visage prend une expression amusée.
Je me demande pourquoi.
Le goulet ! Et derrière la falaise. Ary paraît connaître les lieux. Ce n’est certainement pas la première fois qu’il vient jusqu’ici, j’imagine que lui et les siens ont exploré minutieusement toute la montagne environnante.
Arrivé au bord de la falaise, là où se dresse l’antenne reliée aux détecteurs du bord, Ary a un mouvement de recul en apercevant le patrouilleur dont la masse doit l’impressionner. Il écarquille les yeux, puis me regarde comme s’il espérait une explication.
Je fais signe à Suana de sauter dans le vide pour lui montrer que nous pouvons nous soutenir dans le vide et, lorsqu’elle flotte, j’essaye de l’empoigner.
Il se dégage avec un geste de dénégation énergique.
En même temps, il se met à parler avec volubilité et c’est lui qui m’entraîne jusqu’à un point de la falaise où s’amorce une sorte de chemin étroit dans lequel il s’engage sans hésiter.
Je n’ai plus qu’à le suivre pendant que Suana se laisse tomber jusqu’au patrouilleur dans le sas duquel je la vois s’engouffrer. Quelques secondes s’écoulent, puis j’entends la voix de Saurat dans mon récepteur.
— Qu’est-ce que vous nous ramenez là ?
— Un indigène de Kalium.
— Comment a-t-il pu y arriver ? Il ne me paraît pas assez évolué pour appartenir à une civilisation capable de voyager dans l’espace.
— Nous le saurons bientôt.
Ary s’est retourné sur moi, étonné de me voir parler tout seul, puis surpris d’entendre d’autres sons sortir de mon récepteur.
En nous voyant arriver, Valek a ouvert le sas inférieur du patrouilleur. Avant d’y entrer, Ary tâte le métal de la coque et paraît surpris de sa consistance.
Aucune crainte en lui. Il entre dans le vaisseau sans hésiter. Valek est là. Vortan aussi avec Saurat et Rezy. Seul, Sourdy est resté devant le tableau de bord pour surveiller les détecteurs.
Pendant que Suana donne des explications à nos compagnons, je conduis Ary jusqu’à la cabine de contrôle où se trouve un assimilateur mental.
La cabine est toute petite. Meublée uniquement des deux fauteuils de l’assimilateur et d’une couchette de relaxation. Tout est nouveau pour Ary dans le vaisseau et il réagit un peu comme Alice au Pays des Merveilles.
Pourtant, il semble comprendre ce que j’attends de lui et s’y prête de bonne grâce. Il devance même mes désirs. Avant même que je le lui aie désigné, il va s’asseoir dans un des fauteuils.
Je prends place dans l’autre. Je suis fébrile tout à coup. Fébrile et impatient car j’ai hâte de savoir. Je branche l’appareil, puis je me renverse sur le dossier.
Après m’avoir fixé avec curiosité, Ary m’imite. Au-dessus de nos têtes, deux vastes disques multicolores se sont mis à tourner. D’abord lentement pendant qu’un sourd ronflement nous emplit les oreilles.
Progressivement, ça nous engourdit et les disques se mettent à tourner de plus en plus vite, emplissant nos esprits de flamboiements. Déjà, il est trop tard pour résister. Nous sommes au pouvoir de la machine et elle nous endort…
.. .. .. .. .. .. .. .. ..
Des images dans ma tête, un flot d’images que je ne parviens pas à maîtriser. Des images que je connais, qui me sont familières et d’autres que je découvre pour la première fois.
Bien qu’elles fassent toutes désormais partie de mes souvenirs.
Pas tout à fait. Elles font plutôt partie d’un enseignement de mes souvenirs. Malheureusement, il y en a trop et elles défilent trop vite.
Ah ! Oui, les disques. Ils sont encore lancés à pleine vitesse et mon cerveau continue à enregistrer, bien que la cadence diminue tout de même… Oui. Comme la vitesse de rotation des disques.
Dans une sorte de brouillard, j’aperçois le visage de Suana penché sur moi. La jeune femme est venue nous rejoindre dans la cabine de contrôle. Elle attend que l’expérience se termine.
Elle ne peut rien pour nous car l’assimilateur mental est entièrement automatique. Dès qu’il a été lancé rien ne peut l’arrêter sauf son propre conditionnement.
Suana. Ainsi toutes les facultés à vif, toutes les sensations portées au paroxysme, j’ai les sentiments comme survoltés. Suana, Dieu comme je l’aime. Je ne le savais pas. Je le découvre seulement maintenant et c’est magnifique.
Une image s’arrête un peu plus longuement dans ma mémoire, un visage. Celui d’une femme. Ce n’est pas Suana, mais elle est très belle. Une blonde aux yeux bleus. Léria… C’est la compagne d’Ary et en ce moment c’est à elle qu’il pense, intensément.
Tout s’apaise de plus en plus car les disques arrivent en fin de course. J’ai retrouvé toute ma conscience et je me tourne sur Ary. Il est évanoui. Le choc psychique a été trop dur pour lui car c’est la première fois qu’il passe sous un assimilateur.
Moi, j’ai l’habitude. Depuis le temps déjà lointain de mes études. Je me dresse dans mon fauteuil et je dis à Suana :
— Un vitalisant pour Ary. Ça le ranimera. Préparez-en un pour moi par la même occasion, si ça ne vous dérange pas.
— Bien sûr que non.
Mon regard accroche le sien et je sursaute. Je viens de plonger dans ses pensées et d’y lire une infinie tendresse. Je bredouille :
— Mon Dieu, Suana. Vous m’aimez !
Son visage vire au rouge le plus vif pendant que le cœur battant, j’ajoute vivement :
— Moi aussi, je vous aime, Suana. Depuis la première seconde.
Nous nous regardons tous les deux avec effarement car je viens de lire dans ses pensées. La réciproque n’est pas vraie. C’est un don que possédait Ary et que l’assimilateur m’a transmis.
— Suana. Ary était télépathe et je le suis devenu aussi. C’est extraordinaire.
Et un peu effrayant. Pour moi, en tout cas. Je baisse les yeux car je n’ose plus regarder la jeune femme que j’ai eu un peu l’impression de violer.
Brusquement, je comprends pourquoi Ary n’a jamais eu peur en face de nous. Il a toujours connu exactement nos intentions. Télépathe !
Je n’arrive pas à y croire. Je sais que depuis des siècles, on a tenté d’innombrables expériences dans ce domaine sur Terre O, mais sans jamais arriver à des résultats satisfaisants.
Et voilà que je peux lire dans les pensées. Je me fais l’effet d’un apprenti sorcier.